Reid Miles, une vision du jazz
Clément Romier | On Google + | Graphic Design - Lien permanent
A l’heure de la musique dématérialisée, du mp3, d’ITunes et du téléchargement, la relation entre graphisme et musique se fait de plus en plus discrète. Elle existe encore, bien sûr, et trouvera sans doute un renouveau dans la vidéo et l’interactivité, mais si l’on compare à la richesse visuelle des années 50, 60, 70 et jusque dans les années 90, le graphisme musical d’aujourd’hui est bien moins riche et créatif.
Une évolution qui ne dépend pas non plus exclusivement d’internet, car l’avènement du CD, bien plus petit que ses prédécesseurs vinyls, rétrécit grandement la surface d’expression des graphistes. D’autant plus que certains disques contenaient de vrais travaux d’éditions avec des posters (qui n’étaient pas pliés 50 fois comme dans un CD), parfois des livres, qui permettaient aux graphistes et aux groupes de réellement développer des univers visuels riches et complets.
Les jeunes graphistes d’aujourd’hui (dont je fais partie) n’ont pas toujours connaissance de cette richesse, qui a pourtant donné au fil du temps et des styles des travaux graphiques variés et expérimentaux. C’est dans cette optique que j’avais présenté dans un article précédent le travail de Storm Thorgerson, icône du graphisme rock. Aujourd’hui c’est d’une autre icône dont je vais vous parler, Reid Miles, qui a marqué un autre style majeur, le jazz.
Pour Reid Miles, tout commence au début des années 50 en tant que graphiste pour le magazine américain Esquire, magazine né presque en même temps que lui, pendant la grande dépression du début des années 30. Mais c’est à partir de 1956 que sa carrière va connaître une évolution majeure, lorsqu’il est embauché par le célèbre label de jazz Blue Note, fondé par Alfred Lion, Max Margulis et Francis Wolff. Chargé de la conception graphique des disques édités par le label, Miles va développer un langage graphique vraiment unique et caractéristique. Voici une modeste analyse de ce langage et de ses particularités.
La photo comme matière première
Une constante dans presque toutes les créations de Miles est l’utilisation de la photographie. Les photos utilisées sont en elles-mêmes très réussies, et sont l’oeuvre de Francis Wolff, l’un des fondateurs du label, qui se trouve être par ailleurs photographe. Miles va utiliser cette matière première en réutilisant les clichés de manières différentes :
• La photo, très puissante en elle-même, est utilisée à fond perdu sur toute la surface de la pochette ou presque. Miles va simplement ajouter de petits blocs typos (de couleur souvent vive), pour dynamiser la photo et jouer avec elle. L’importance des espaces vides à l’intérieur de la photo est d’ailleurs capitale, car ils permettent à la typo de communiquer réellement avec le cliché.
• La matière photographique est inclue dans un travail graphique abstrait, dans lequel elle trouve sa place parfois comme une texture, parfois plus comme un bloc comparable aux blocs typos. Elle est intégrée comme une masse graphique rentrant le système visuel général.
On peut aussi noter que les photos, originellement en noir & blanc, sont assez souvent teintées en couleurs vives, donnant une atmosphère très colorée à l’ensemble qui pourtant n’exploite rarement plus que deux ou trois couleurs.
Une abstraction visuelle
Une autre caractéristique des réalisations de Miles est une certaine abstraction, voire un certain minimalisme. N’utilisant que très peu d’éléments graphiques différents sur une même image, son "économie" visuelle peut rappeler les expérimentations du Bauhaus (notamment dans l’utilisation de la photo et de la géométrie), mais aussi le courant artistique des expressionnistes abstraits qui se développait en Amérique à la même époque. En effet, on retrouve certaines caractéristiques comme l’importance du rythme visuel, des contrastes, chez certains peintres comme Franz Kline ou Robert Motherwell.
Toujours est-il que Miles parvient je trouve à rendre visuellement le sentiment, l’émotion du jazz : inattendu, abstraction et variations en tous genres sont bien la marque de ce style musical, que l’on retrouve dans les pochettes du label Blue Note.
Une richesse typographique
Il pourrait sembler à première vue facile de résumer la place de la typo dans le travail de Miles, mais en observant plus en détail les multiples pochettes qu’il a créé, son utilisation de la typographie est très diversifiée. Sur certains albums, il utilise des linéales étroites et épaisses, assez impactantes même en petit corps, qui jouent avec les grandes photos d’arrière-plan. Mais dans bien d’autres cas il n’hésite pas à s’approprier la typo et à la déformer, la recouper, pour l’utiliser comme un objet graphique à part entière. Dans ce genre, certains albums sont assez remarquables, par exemple Us Three de Horace Parlan, ou encore It’s Time de Jackie McLean, dans lequel le point d’exclamation devient un motif.
Ces réflexions sur le travail de Reid Miles sont bien sûr à relativiser, à ré-examiner car il est toujours un peu réducteur de définir le style d’un artiste ou d’un graphiste à travers quelques grandes caractéristiques. Mais je pense que ces éléments ont vraiment participé à créer un style assez unique, à donner une image, une couleur au jazz de cette époque. Pour finir sur une note amusante, j’ai lu dans plusieurs articles que Reid Miles n’aimait pas vraiment le jazz, mais préférait plutôt la musique classique. Vrai ou faux, son travail reste en tous cas dans les esprits de beaucoup d’amateurs comme une partie importante de leur culture.